Quatre marches en avant, une
en arrière. Tu risques d’ouvrir la porte à tout moment. J’ai agi, maintenant je
réfléchis. C’est tout moi et c’est tout le contraire de toi. J’avale ma salive,
consciemment, douloureusement. Brouillage des signaux à tous les étages. Je
prends conscience de ma naïveté. Je me suis joué mentalement ce passage de ma
vie des dizaines de fois. A présent mon esprit s’emballe, massacre le scénario
- tu ouvres la porte et ton corps ne frémit pas. Tu souris comme si on ne
s’aimait pas.
Je repars en trébuchant, la
tête au fond d’un gouffre. Je me retourne une fois, deux fois, quatre fois.
« - Armand ?
- Gwen, putain, t’étais
où ?...
- Je suis désolé. T’es dispo
là ? On peut se voir ?
- OK…
- Je suis désolé.
- Laisse tomber, raccroche.
On va en parler. Dans dix minutes en bas ?
- Dans dix minutes en bas,
c’est cool. »
« - Merci, hein. Je
sais plus trop où j’en suis là.
- Tu tiens plus le coup tout
seul. Tu vas carrément mal, oui.
- Un demi.
- Deux. Merci
- Y’a plus rien qui va. Si t’étais
pas là je me serais foutu en l’air ce soir, et hier soir, et avant-hier soir.
- Arrête de te regarder.
Bouge-toi.
- …
- Quoi ?
- J’ai plus nulle part où
aller. Ca fait bien longtemps que je me sens au pied du mur.
- …
- Qu’est-ce que tu
fais ?!
- Allô, Aline ?
Oui…Non, … non. Ecoute, m’attends pas ce soir… Non non ça va t’inquiète… Elle
s’appelle Gwen ! Oui, il... Merci… Merci… OK.
- Tu te fais démonter à
cause de moi.
- Mais non, elle descend.
- …
- Quoi, ça te
dérange ??
- Nan. Mais j’me sens
tellement pas présentable.
- T’inquiètes. »
Aline arrive, prend ma tête
dans ses mains. M’embrasse, me sourit comme à un gamin. Embrasse Armand.
Déclare que c’est glauque ici et que ça caille en terrasse. Descend nos demis
comme si c’étaient des menthes à l’eau, attrape nos mains.
Aline a toutes les qualités
du monde, plus un défaut. C’est la femme de mon meilleur ami et elle agit comme
si elle était amoureuse de moi. Aline, elle m’embrasse et me console, me tient
par la main et m’écrit tout le temps. Armand trouve ça drôle, moi je trouve ça
dangereux, parce qu’Aline, elle est belle comme un soleil et brillante comme un
Prix Nobel.
Nouveau bar, nouvelle chance
de sombrer un peu plus. Je suis convaincu que je ne suis plus qu’à quelques
verres de t’oublier. Aline danse, Armand me regarde en souriant, la nuque
brisée au-dessus d’une énième bière.
« - Ca va mieux ?
- Carrément.
- Bien, tu vois… Oh
merde !!! »
Aline est tombée, elle est
allongée par terre, en plein milieu de la pièce. Elle se relève péniblement,
elle a du sang qui lui coule le long de la nuque. Direction les urgences. On
doit avoir 20 grammes à nous trois. La nuit va être longue.
Je ne veux pas ouvrir les
yeux. Je rassemble toutes mes forces pour retomber dans le coma. Il y a un truc
qui exerce une pression sur mon crâne, j’essaye de l’écarter. Mais je ne sais
pas où je suis et si quelqu’un me regarde, alors je ne veux pas montrer que je
suis réveillé. Comme quand j’étais petit et que j’espérais juste qu’on croie
que je dors profondément. Et qu’on me prenne dans ses bras. Un courant d’air
passe sous mon tee-shirt. Je crois que c’est un pied, ça a des crans et c’est
comme en caoutchouc – le truc sur ma tête, c’est une chaussure. J’entrouvre un
œil, c’est un couloir. Mon œil circule de haut en bas, ou plutôt de gauche à
droite. Personne. Je parcours mon corps mentalement – ce qui m’appuie sur le
crâne et m’arrache des cheveux au passage, c’est une chaussure. Ce qui me
rentre dans les côtes, ce sont des bords de chaise légèrement recourbés. Le
courant d’air froid, il vient de cette porte automatique qui danse en continu.
« - Ils sont encore là,
eux ? On va pas les garder toute la journée !
- C’était soit ça, soit je
les envoyais chez les flics. J’avais franchement pas envie.
- Au fait, la nana en coma
éthylique s’est réveillée. Elle s’en sort bien. Elle a l’air vachement jeune,
par contre.
- Elle n’avait aucun papier
sur elle, mais d’après ce que j’ai pu comprendre, elle est avec le mec de
gauche. Il a juré qu’elle était majeure.
- Pfff… Bon, moi je les
réveille. »
Mais elle n’a pas eu besoin
de nous réveiller. La conversation des infirmières nous a rappelé pourquoi nous
étions là. Nous sommes déjà tous les deux debout derrière elles. Armand ne sait
pas par où commencer.
« - Aline Mango...
- C’est votre épouse ?
- Ma copine.
- Et vous ? Vous êtes de sa
famille ?
- Je suis un ami. »
Ca me déchire les entrailles
de prononcer à haute voix ce que je me cache à longueur d’année.
« Il nous faut ses papiers.
Des membres de la famille à prévenir ? »
Aline est seule au monde.
Née sous X et jamais adoptée. Emancipée et auto-construite. Armand explique
tout ça à l’infirmière, qui lui demande s’il peut se procurer une pièce
d’identité. Je me propose d’aller récupérer ses papiers chez eux. Armand
accepte. Il veut voir Aline au plus vite.
Moi aussi.
Je n’aime pas entrer dans
cet appart en l’absence d’Armand. Cela me rappelle toujours à quel point notre
relation ne tient qu’à un fil. A quel point l’équilibre de nos trois pauvres
corps est fragile. Nous sommes un colosse d’amitié aux pieds d’argile.
Pourtant, la situation a
failli se rétablir. Il n’a vraiment pas manqué grand-chose ! Il y a trois mois,
je me suis fait mettre à la porte par Gwen. L’autre Gwen, la femme avec qui je
voulais faire ma vie. C’est elle qui m’a sauvé la mise il y a quatre ans. C’était une soirée bien
arrosée. Armand et Aline formaient un joli couple tout neuf. Elle avait fait
son choix quelques semaines plus tôt…
J’exhume d’un tiroir de
bureau passeport et carte de sécu, ça devrait le faire. Je repars, trois
stations, un changement, sept stations. Je m’offre un moment d’amour avec
Aline. Je lâche les chevaux de mon cœur, avec pour complice le vacarme du métro
qui couvre ma culpabilité. Je dois bien laisser échapper un peu de vapeur de
temps à autre. La prendre dans mes bras. La regarder sans retenir au fond de
mes yeux toute l’admiration que je lui porte, sans retenir derrière ma bouche
tout le désir que je lui voue. C’est humain. Et puis en remontant vers la
surface de la Terre, je pense fort à Armand. Je m’arrête dans un tabac pour lui
racheter des cigarettes. Il est mon ami, mon meilleur ami. Il est le meilleur
des amis.
Je crois halluciner en
entrant dans la chambre d’Aline. Elle est debout dans sa chemise en papier,
entre Armand et un infirmier tout frêle. Elle bafouille qu’elle peut aller aux
toilettes toute seule.
« -
Gweeeeeeeeen ! »
Elle est littéralement
tombée dans mes bras. Elle semble encore saoule, l’infirmier nous demande de
sortir pour l’emmener aux toilettes. Armand et moi avons un sursaut commun.
Nous restons de marbre.
« - C’est bon, je peux y
aller toute seule. Ca va. »
Ca n’a pas l’air d’aller,
mais elle rentre et sort des toilettes toute seule. Elle a compris, elle a
assuré. C'est Aline.
« - Elle va rester encore
24h en observation. Nous souhaitons qu’elle dorme un maximum. Je vous propose
de la laisser, et que M. Moissac passe éventuellement la voir ce soir, à
l’heure du dîner, vers 17h30-18h.
- OK. OK, on fait comme
ça. »
Armand s’approche d’Aline,
qui s’est recouchée et a quasiment eu le temps de se rendormir pendant que nous
discutions avec l’infirmier maigrichon. Il l’embrasse, je l’embrasse par
procuration. Chacun sa place.
Il s'éloigne du lit, me
prend affectueusement par l'épaule.
« - Allez, Gwen. Viens, on
va se trouver un truc à manger. »
Epuisement, amour,
illusions, amitié, nostalgie, mélancolie. Cocktail explosif. Je veux rester
avec Armand, mais j’ai peur de ce que je pourrais avoir la faiblesse de lui
avouer.
Il a le bon sens d’aborder
le sujet que j’ai peut-être le plus besoin d’aborder avec lui.
« - Alors, qu’est-ce qui
s’est passé hier soir ? Elle t’a dit quoi, Gwen, pour que tu pètes un
câble comme ça ?
- Rien.
- Tu es allé la voir. Elle a
pas pu RIEN dire !
- Je suis allé chez elle
mais j’ai pas sonné. Si elle avait mal réagi je répondais plus de rien.
- Alors que là, en te
défilant t’as géré. C’est clair.
- ....
- ....
- C’est de ma faute ce qui
est arrivé à Aline.
- Un demi et un plat du
jour.
- Pareil, merci.
- Ce sera vite oublié. Et
puis non, c’est pas ta faute. Elle vit dangereusement, tu la connais.
- Ouais. Gwen, elle a peur
de rien non plus.
- Mais elle est
terre-à-terre, quand même.
- Ca c’est sûr. »
C’est en partie avec son
infaillible pragmatisme que Gwen a révolutionné mon existence. Lors de cette
soirée, je buvais pour me détendre. Aline ayant choisi Armand, il fallait que
je bouche un trou dans ma vie. J’avais l’estomac béant et le cœur en lambeaux,
et je m’évertuais à le dissimuler pour ne pas aggraver la situation. J’avais
jeté mon dévolu sur une vague collègue qui habitait dans mon immeuble. Je
faisais une véritable fixation sur son physique, comme convaincu que la
conquérir était une fin en soi et que cela résoudrait tous mes problèmes. Une
fois suffisamment détendu, je l’avais abordée d’une façon que j’estimais à la
fois honnête et subtile.
« - Nadia !
- Ah, salut Gwenaël.
Gwenaël, Lucie.
- Bonsoir Lucie.
- Salut !
- Oh, Nadia, ton verre est
vide. Je peux t’apporter quelque chose ?
- Oui, c’est gentil. Je veux
bien un Coca.
Rire bête.
- OK ! »
Alors que je tente de servir
le Coca sans en mettre partout, je sens une paire de mains fines et robustes
encadrer mes épaules. Aline. Je fais durer l'instant. Pas trop longtemps.
- Oh oh, Aline, put...
Ca n’est pas Aline.
- Gwenaëlle.
- Euh, oui. Oui, c’est moi.
On se connaît ?
- Non, moi je m’appelle
Gwenaëlle.
- C’est marrant, tu
ressembles vachement à...
- A Aline, oui. On s’est
rencontrées il y a trois semaines.
- Tu bosses avec elle ?
- Non, c’est plus compliqué
que ça. Elle t’a rien dit ? »
Je me sens soudain un peu
blessé. Non, Aline ne m’a rien dit, et ça a l’air de vexer Gwenaëlle.
Gwenaëlle...
« Aline !!! »
Ouahou, elle gueule,
Gwenaëlle. On peut pas dire qu’elle crie, elle gueule. Je ne connais qu’une
seule autre fille qui fasse ça comme ça.
« - Alors Aline, je croyais
que t’étais pressée de me présenter Gwen.
- Gwen… Gwen. »
Silence collectif. Je sens
qu’il se passe un truc. J’attends. Je m’enfile le Coca de Nadia.
« - Bon, Gwen... Je suis
désolée de rien t’avoir dit. Même Armand ne savait pas jusqu’à hier. Si j’avais
été déçue, j’aurais préféré le garder pour moi.
- OK... »
Aline se redresse. Je sens
qu'elle savoure l'instant présent. Comment une petite fille, elle se dresse et
me fixe dans les yeux, les bras tendus à bloc, émue.
- En fait, Gwenaëlle et moi,
on a la même mère.
- Ouah... Ben ça alors...
Enfin, je veux dire, c’est clair, ça se voit ! Mais comment vous avez fait pour
vous retrouver ?
- C’est à cause de la mort
de maman. Elle est morte d’un cancer il y a deux ans et demi. Quand elle a su
qu’il ne lui restait pas beaucoup de temps, elle m’a parlé d’Aline.
- C’est dingue !
- Oui. On s’est retrouvées. »
Personne ne sait trop quoi
ajouter à ça.
« Bon, en tous cas ce soir
c’est la fête alors on en parlera plus tard ! »
Aline nous embrasse dans le
cou et repart en courant.
« - Aline t’aime vraiment
beaucoup.
- Moi aussi, je l’aime
beaucoup.
- Et Armand ?
- Je l’aime beaucoup
aussi. »
Gwen explose de rire, crache
un peu de Champagne, me tape la poitrine du plat de la main. Ses yeux un peu
ivres rougissent et pleurent d’hilarité.
« - Ca OK... Mais Armand et
Aline... Ils sont bien ensemble ?!
- Très bien. Très heureux.
C’est tout neuf, en même temps.
- Aline voudrait bien savoir
si t’es jaloux.
- Quoi ?!
- En fait, moi aussi je
voudrais bien le savoir. »
Sourire un peu soulagé, je
peux changer de sujet.
« - Aline n°2… Manquait plus
que ça.
- Change pas de sujet ! T’es
jaloux ou pas ?
- Ecoute, je ne suis pas en
position de dire la vérité et je n’ai aucune envie de te mentir. Y’a plein
d’autres sujets, non ?!
- Si. »
Gwen a l’air désappointée et
curieusement, ça me panique. Sa ressemblance avec Aline me trouble
furieusement. Elle se met à murmurer.
« - J’ai envie de te
connaître, Gwen. »
Je suis pétrifié.
« - C’est cool, moi
aussi...
- Oui mais moi, plus. »
J’écarquille les yeux. Je ne
vois pas bien où elle veut en venir. Elle le comprend. Repart dans un fou rire,
brièvement.
« - Je vais monter les
marches, comme si j’allais à la salle de bains. En fait, je vais vraiment aller
dans la salle de bains. Et toi tu vas me rejoindre, mais seulement d’ici 10
minutes. Ne réfléchis pas, fais-le. Je sais que c’est ce qu’il nous faut à tous
les deux, ce soir. Promis, ça t’engage à rien ! »
La voilà partie. Je ne la
regarde pas monter les marches, mais je reste planté là. Réflexe issu des
fins fonds de mon adolescence, je cherche Armand du regard, désespéré. Il est
en train d’embrasser un rideau. Les pieds d’Aline dépassent du rideau, en bas.
Ouf. Il disparaît derrière le rideau. Re-panique.
Trois minutes que Gwen est
montée, je n’y tiens plus. SI j’attends sept minutes de plus, je vais être
tenté de partir. Mais je suis un homme et je vais monter, lui dire qu’on
devrait en parler. Se faire un resto. Un truc plus normal.
J’ouvre la porte de la salle
de bains. Enfin, j’essaie - elle est fermée à clé.
« - Gwen... C’est toi ?
- Oui, ouvre, dépêche-toi,
avant que quelqu’un arrive !
- On avait dit dix minutes,
merde !
- TU avais d... »
Gwen ne rit plus. Elle est
toute nue. Je ne me souviens plus de ce que je voulais lui dire... Ah si !
« - Tu sais, un resto... »
On fait l’amour dans la
salle de bains. Elle a trouvé une bougie, l’a allumée, mais on l’a fait tomber.
On n’y voyait rien, mais on s’en est bien sortis. Après, on a pris un bain.
Elle avait même monté du Champagne en douce. On l’a bu dans mon gobelet à
dents. Les gens ont frappé à la porte pour rentrer toute la soirée, toute la
nuit. On ne voulait pas se séparer, on ne voulait pas voir d’autres gens. On
commençait une belle histoire, et on voulait le faire comme il faut.
« - Deux plats du jour !
Attention, le plat est très chaud, il sort du four !
- Merci.
- Merci.
- Tu sais à quel point je
l’aime Gwen. Tu le sais bien.
- Tu l’as quand même quittée
!
- Non.
- Si.
- C’est pas aussi simple que
ça.
- Ben, quand même.
- C’est elle qui m’a dit de
partir !
- Tu l’avais quittée, Gwen,
putain ! Tu peux pas avoir le beurre et l’argent du beurre !
- Je voulais juste...
J’avais besoin... Merde, t’es un mec, tu comprends ! T’as déjà déconné, toi
aussi !
- On parle de toi, là !
- Oui, mais si t’avais pas
pu effacer les traces, tu serais dans la même merde que moi. Et encore, moi
j’ai rien fait, j’y ai juste pensé ! Juste pensé... J’essayais d’être
honnête avec elle... Je l’aime tellement. Tu sais, la première fois qu’elle m’a
parlé, elle m’a posé une question très gênante. Je lui ai dit que je préférais
ne pas répondre que lui mentir. Eh ben ça, ça a pas changé !
- Ca, c’est la théorie. En
pratique, il vaut mieux se retenir la plupart du temps, déraper quand c’est
inévitable, et mentir quand on dérape. Je te l’ai déjà dit !
- Je suis pas d’accord. Bon,
en tous cas, il faut que j’arrive à convaincre Gwen. Je veux retourner chez
nous.
- Oui. Je vois bien qu’il le
faut.
- Aline pourrait peut-être
m’aider ?
- Tu veux un deuxième demi ?
- Oui, merci.
- Je vais commander au bar. »
J’ai posé la question de
trop, nous changeons de sujet. Armand ne veut pas mêler Aline à tout ça. Ca lui
fait du mal et elle n’est pas si solide que ça.
C’est comme si ma vie était
un grand tableau à deux faces, et que je passais constamment de l’une à
l’autre. Quand je suis avec Aline, il n’y a plus qu’elle. Mon coeur bat, mon
corps est désorienté par un désir que je refoule depuis treize ans. Et puis quand
je pense à Gwen, ma sauveuse, mon amour, mon aventurière, ma plus-que-femme,
sexy, incroyable, je deviens possessif, passionné. Elle redevient tout. C’est
elle qui a les plus beaux cheveux, les plus beaux seins, les plus belles
fesses, le sexe le plus chaud, la façon la plus merveilleuse de me faire
l’amour avec un désir vrai et un plaisir sincère. Je ne les compare pas. Je les
mets dans deux mondes, même quand elles sont dans la même pièce, même quand
elles s’embrassent comme les sœurs qu’elles sont. Aline n’a le droit que d’être
avec Armand, et Gwen n’a le droit que d’être avec moi. C’est tout.
« - Il faut que tu parles à
Gwen.
- Je sais, putain ! Mais j’y
arrive pas. J’ai trop peur qu’elle refuse de me parler. Pour l’instant, je peux
m’imaginer qu’elle va bien vouloir qu’on discute, qu’on va se réconcilier,
faire l’amour...
- Tu devrais y aller par
étapes.
- C’est bien de ça que je
parle !
- Non, mais se pointer chez
vous, c’est peut-être abusé. Invite-la au restaurant.
- Et si elle sort avec
quelqu’un ?
- Mais non, elle l’aurait
dit à Aline !
- Elle est sortie avec
quelqu’un ?
- On s’en fout, je sais pas.
- Qui ?
- Mais personne, laisse
tomber !
- Armand, j’ai besoin de
savoir que tu es complètement de mon côté.
- Me demande pas de choisir
entre Aline et toi.
- Evidemment. Tu choisis ta
femme. C’est normal.
- Pour l’instant elle est à
l’hosto et c’est avec toi que je suis. Appelle Gwen, s’il te plaît. Cette
situation est pourrie.
- Attends un peu. Je bois un
ou deux verres et on en reparle.
- Putain, Gwen !!!!...
- T’as une meilleure idée ?
- Ben oui, tu te reprends.
Faut juste qu’elle te voie. Après, t’as pas vraiment besoin de parler.
Comporte-toi bien. Et quand tu peux, quand tu le sens, tu lui dis que même
seul, t’as pas pu aller voir ailleurs.
- Humpf ! Techniquement...
- On s’en fout, Aline n’a
rien vu, donc personne n’a rien vu.
- On repart sur un mensonge
alors ?
- Si t’avais osé un mensonge
y’a trois mois, on serait pas là à chercher une façon de ramener Gwen. »
Je me sens pas capable. Il
s’agit juste de dire à une femme que j’aime et qui très probablement m’aime
aussi que je l’aime. Je ne vais pas lui mentir. Si elle me demande si j’ai vu
quelqu’un d’autre, je vais lui dire que j’ai eu une faiblesse un soir où
j’étais saoul. C’est la vérité...
J’ai cette manie terrible de
dire la vérité. Je ne suis pas du genre à essayer de réécrire ma propre
histoire. Je crois qu’on ment aux autres avant tout pour donner du crédit aux
mensonges qu’on se dit à soi-même. Elle ne me posera probablement pas la question.
Armand doit y aller, il
m’embrasse. Si je croyais en Dieu, je considèrerais Armand comme un don de
Dieu. Fidèle en amitié envers et contre tout. Moins fidèle en amour, mais
amoureux comme un fou. Un homme extraordinaire, mais un homme quand même. Je
lui dis d’embrasser Aline et de lui dire que je l’aime. Il sourit, conscient de
sa chance.
« - Appelle Gwen.
- Je vais le faire.
Appelle-moi en sortant de l’hosto.
- Je compte sur toi, hein.
Je veux de bonnes nouvelles !
- Pareil pour moi... Allez,
à toute. »
C’est dimanche, alors je
prends un taxi. L’avantage, c’est que ça limite les possibilités de retour en
arrière.
Je regarde la ville, à peine
hantée de promeneurs. Et de gens dont on comprend bien qu’ils ne sont là que
parce qu’ils ne peuvent pas passer la journée en famille. Un homme dont ce
n’est pas le week-end de garde. Une grand-mère qu’on n’a pas pu venir chercher.
Un Japonais en voyage d’affaires. Tous nargués par un couple au teint froissé,
décoiffé à l’unisson.
On est arrivés. J’ai
l’estomac en vrac. Mais j’ai promis à Armand, et Armand va en parler à Aline.
Je ne peux pas décevoir Aline. Et puis je vais voir ma Gwen. Elle me manque
tellement.
Je frappe. Je la vois
mentalement vérifier l’oeil-de-boeuf. La poignée bouge immédiatement, ce que j’interprète
sans le réaliser vraiment comme un signe d’impatience.
« - Gwen...
- ...
- Qu’est-ce qu’il se passe ?
- Aline a eu un
accident. »
Pourquoi j’ai dit ça ?
« - Quoi ?! Quoi, quoi,
quoi ?
- Arrête, elle va bien...
- Vraiment ?
- Oui, on a eu peur. Elle
avait trop bu, elle est tombée, elle a un petit traumatisme crânien, mais ça
va. Je l’ai vue, elle est en forme. Elle se repose.
- OK... Mais c’était quand ?
Et pourquoi on m’a pas prévenue ? C’est ma sœur quand même !
- Je suis désolée, on a
flippé, on n’a pas réfléchi. Et puis on était saouls aussi...
- Vous êtes sortis...
J’aurais dû être là, je l’aurais surveillée. J’en peux plus d’être séparée de
vous.
- De nous...
- Je t’aime Gwen, tu le sais
bien... »
Ca y est, elle hurle. Ca me
soulage. Je sais que je ne vais plus avoir à parler.
« - …Mais qu’est-ce que
je suis censée faire ?! Je sais pas être comme toi, je veux pas partager. Il me
reste quoi comme espoir ???
- Tout...
- Entre. Elle est où, Aline?
- A la Clinique des Charmes,
mais elle va pas y rester longtemps. C’est juste, euh, de l’observation.
- N’empêche que vous auriez
dû m’appeler.
- Eh ben au moins, tu n’as
pas eu le temps de stresser. Je peux prendre quelque chose à boire ?
- Tu connais la maison !
- Laisse-moi revenir.
- Je ne sais pas vivre avec
l’idée que tu vas recommencer.
- Forcément, si tu pars de
ce principe-là...
- Mais si tu peux pas
t’engager, comment veux-tu que moi...
- On a tous les deux envie
d’être ensemble.
- Y’a pas que le fait que tu
aies été attiré par une autre.
Je me liquéfie. Tant qu’elle
ne parle pas d’Aline, tout va bien. Je peux garder la face.
- C’est à propos d’Aline.
Silence.
- Quoi, Aline ?
- T’as pas répondu assez
vite.
Silence.
- Comment ça ?
- Si on doit revenir
ensemble, il ne faut pas seulement que je te fasse confiance. Il faut que je me
débarrasse d’un doute.
- Au sujet de quoi ?
- Aline.
- Dis-moi...
- Est-ce que je suis
toujours ton 2ème choix ?
Elle ne me laisse pas le
temps de répondre. Ma Gwen, la plus forte de tous, a fondu en larmes.
Je crois qu’elle ne veut
plus que nos regards se croisent. Elle n’a pas le choix, elle vient dans mes
bras. Elle parle pour éviter mon silence.
- Je ne veux pas de réponse,
Gwen. Tu sais bien que je ne veux pas que tu me répondes. Je voulais que tu
saches que je sais. C’est mieux pour toi. C’est mieux pour nous.
- Gwen...
- Tu veux toujours rester ?
Le piège est parfait. Je
suis à poil. Ramené à ma condition de chair pècheresse. Grillé.
J’ai juste la force de lui
dire que si, je veux rester. Que je l’aime encore plus depuis 20 secondes.
Je me retiens de lui dire
que ça y est, je ne rêve plus à Aline. Que je me demande pourquoi et comment
j’ai pu rêver à une autre quand j’avais une Gwen à mes côtés. Et si je me
retiens, c’est parce que je ne veux toujours pas mentir, et que je sais que demain,
la vision d’Aline me bouleversa comme au premier jour. Mon cœur s’emballera et
mon regard fondra. Une irrésistible béatitude poindra sur ma face fatiguée.
On reste enlacés, et je
prends une décision pour la vie. Mentalement, je déplace mon amour pour Aline
dans un coin de ma poitrine. Je fais à Gwen toute la place qu’elle mérite. Et
je me résous à ne plus tenter de désaimer Aline, et à nourrir au quotidien
l’amour fou que je voue à Gwen.
Ca peut marcher.
Ca peut.
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